3. L’emploi du terme dans les textes de Gustave Guillaume
Dans les textes de Guillaume les syntagmes ou termes complexes formées avec le terme visée sont nombreux. C’est une notion qui appelle un champ d’application, ou mieux encore, la délimitation d’un objet. L’opération de pensée réalisatrice qu’elle évoque est essentiellement orientée vers un résultat. Le difficile est de discuter da la visée en elle-même.
3.1 La visée de discours
Nous avons vu dans le dernier texte étudié, la visée était dite visée constructive de … Dans la conférence du 23 décembre 1948-(Série A), nous retrouvons le terme visée de discours à propos du système verbo-temporel français et de l’étude du mode indicatif, Guillaume en vient à différencier le système (en langue) et le recours au système (en discours) et se faisant, il situe expressément la visée de discours. Guillaume écrit :
Dans l’emploi, il n’est fait usage que d’une partie de ce système et jamais de l’entier, selon un principe maintes fois énoncé, et important en doctrine, à savoir qu’un entier systématique ne paraît jamais comme entier dans le discours, la visée de discours comportant partout et toujours le choix d’une partie en convenance particulière avec ce que l’on se propose d’exprimer. Autrement dit, l’expression – qui est le fait de discours – comporte partout et toujours un choix parmi les représentations appartenant à représenter, et non pas exprimer, étant le fait de langue. La langue est une somme finie de représentations, le discours une multitude infinie d’effets d’expression obtenus à partir des représentations de langue.
[… Selon sa visée de discours, le sujet parlant choisit l’une ou l’autre des formes de langue. C’est en discours que se fait le choix, mais les formes entre lesquelles il est choisi appartiennent à la langue, avec ceci de particulier que la surcharge d’hypothèse que comporte la construction du futur hypothétique varie selon la visée du discours.
Il y a bien une variation visée de discours et visée du discours, mais est-elle significative ? Le discours a toujours une visée, c’est celle du sujet parlant.
3.2 La visée expressive
On notera l’emploi aussi du terme visée expressive. Cette notion est particulièrement liée à la dichotomie représentation\expression. Ainsi, Guillaume écrit :
« Jamais on n’aura à signifier, dans le discours, l’entier d’un système verbal, mais seulement telle partie du système, en convenance particulière avec ce que l’on veut exprimer, autrement dit en convenance avec la visée expressive. »
3.3 La visée de puissance et la visée d’effet
3.3.1
Dans son article intitulé Comment se fait un système grammatical paru dans un Bulletin de l’Institut de linguistique de l’Université de Paris en 1939, en examinant le procès de grammaticalisation du mot dans les langues sémitiques – et cela à titre d’exemple de fait profond qui fonde la linguistique de position, Gustave Guillaume écrit :
La racine, envisagée du point de vue psychique est l’expression d’une notion diffusive en expansion dans tous les sens de la pensée : à cette expansion diffusive correspond l’espacement physique et mental des consonnes constitutives. Dans l’acte de langage qui réalise la racine par l’application qu’il en fait à une vision limitée, actualisable dans l’esprit, la racine apparaît soumise à un resserrement antidiffusif de ses consonnes composantes.
Les voyelles finalement insérées entre les consonnes radicales sont la marque concrète des cas d’équilibre qui s’établissent dans le mot réel, entre le mouvement diffusif de la racine visée de puissance dans la langue, et le mouvement antidiffusif de la racine en visée d’effet dans le langage.
On note l’emploi du verbe réaliser : c’est l’acte de langage qui réalise, porté par la visée de discours du sujet parlant.
3.3.2
Dans sa leçon du 13 février 1948 (série C), Guillaume propose un texte qui définit particulièrement efficacement la visée de puissance et la visée d’effet. Gustave Guillaume écrit :
« Mes études ont successivement eu pour objet : le temps linguistique, son expression et sa représentation, la théorie des parties du discours, la théorie du mot, la théorie particulière du nom, la théorie particulière du verbe, l’auxiliarité, et dans toutes ces études la pensée directrice a été, explicitement ou implicitement, la distinction, dont l’importance n’a cessé de grandir à nos yeux, de la visée de puissance, créatrice de la langue, et de la visée d’effet, créatrice du discours.
Cette distinction des deux visées domine, nous en avons acquis la certitude, la science entière du langage. Ce sont des visées hétérogènes, mais qui, nonobstant leur hétérogénéité, s’accordent, l’une – la visée d’effet – reprenant au résultat ce que l’autre – la visée de puissance – a su produire. Mais cet accord n’est qu’un accord pragmatique en vue de l’utile, et n’empêche nullement que la visée de puissance fasse appel à des opérations de pensée qui sont d’une tout autre essence que celle auxquelles fait appel la visée d’effet. »
[…] Les opérations de pensées auxquelles fait appel la visée de puissance sont peu nombreuses, et essentielles : ce sont celles-là mêmes auxquelles la pensée doit sa puissance.
[…] Peu de chose sans doute, mais des choses d’une importance sans égale, dont les deux plus importantes sont :
- que le langage totalise une visée de puissance, dont l’aboutissant est la langue et une visée d’effet, dont l’aboutissant est le discours ;
- que la visée de puissance fait appel pour construire la langue à des opérations de son ordre, des opérations de puissance, c’est-à-dire celles, tout à fait primordiales, auxquelles la pensée doit sa puissance. »
On comprend alors que les auteurs du Vocabulaire ait retenu comme citation de clôture pour leur article, la phrase tirée de l’extrait repris dans les Principes de linguistiques théoriques :
Cette distinction des deux visées domine, nous en avons la certitude, la science entière du langage.
4. Les équivalents anglais, allemand et espagnol
Les équivalents proposés par d’autres langues offrent souvent un éclairage nouveau sur la notion à dénommer. Les auteurs du Vocabulaire propose projection comme équivalent anglais. La traduction des Principes de linguistique théorique de Gustave Guillaume qui fut publié en 1973, Foundations for a science of language par Walter Hirtle et John Hewson nous propose les termes suivants.
Pour un texte de 1944 portant sur L’antécédence de la langue : son caractère prévisionnel et présenté dans les Principes de linguistique théorique à la page 157, tiré de la leçon du 13 janvier- série A qui s’attache à décrire la visée d’effet, nous avons :
Le discours répond à une visée d’effet : engager une opération de discours, c’est de toute évidence vouloir agir, produire un effet sur quelqu’un. En l’absence d’une telle visée, pas de discours : la pensée reste, si l’on peut s’exprimer ainsi, silencieuse.
traduit par : Discourse is the answer to a projected actualizatio: undertaking an operation of discourse obviously involves a desire yo act, to have an effect on someone.
L’équivalent de visée d’effet est ici projected actualization. Comparez projected actualization et (projection) proposé dans le Vocabulaire. Il s’agit d’une mise en relief de la propriété réalisatrice de la visée.
De même, pour un texte de 1948, intitulé Particularisation et généralisation dans la construction du langage et présenté dans les Principes en page 95, mais tiré de la leçon du 13 février (série C) , nous avons :
« Mes études ont successivement eu pour objet : le temps linguistique, son expression et sa représentation, la théorie des parties du discours, la théorie du mot, la théorie particulière du nom, la théorie particulière du verbe, l’auxiliarité, et dans toutes ces études la pensée directrice a été, explicitement ou implicitement, la distinction, dont l’importance n’a cessé de grandir à nos yeux, de la visée de puissance, créatrice de la langue, et de la visée d’effet, créatrice du discours.
Cette distinction des deux visées domine, nous en avons acquis la certitude, la science entière du langage. Ce sont des visées hétérogènes, mais qui, nonobstant leur hétérogénéité, s’accordent, l’une – la visée d’effet – reprenant au résultat ce que l’autre – la visée de puissance – a su produire. Mais cet accord n’est qu’un accord pragmatique en vue de l’utile, et n’empêche nullement que la visée de puissance fasse appel à des opérations de pensée qui sont d’une tout autre essence que celle auxquelles fait appel la visée d’effet. » traduit par : Throughout these studies, the guiding thought, either explicit or implicit, has been the distinction between the tendency to potentialize which gives rise to tongue, and the tendancy to actualize which gives rise to discourse. This distinction has constantly grown in importance for me.
I am now convince that the distinction between these two tendencies dominates the whole science of language. While basically heterogeneous , the two nevertheless have something in common : one of them – aiming at the actual – takes over the result of what the other – aiming at the potential – has managed to produce. But this link is merely pragmatic, for utility’s sake : it in no way prevents the potentializing tendency from making use of operations of thought essentially quite different from those the actualizing tendency brings to play.
Les termes anglais sont les suivants : projection, projected actualization, actualizing tendency et potentializing tendency. On note que visée se rapportant de façon générale, plutôt descriptive du phénomène du langage est rendu par tendency. Il s’agit d’un constat quelque peu extérieur au phénomène tandis que le substantif « projection » et l’adjectif « projected » nous installe résolument dans l’opératif. Un sens de projection répertorié dans le Harrap’s se définit comme suit conception d’un projet. Daniel Rouland nous affirme que l’emploi américain du terme en linguistique est déjà passablement établit. Si cela est vrai, il serait intéressant de’comparer l’emploi du terme dans d’autres cadres théoriques.
En allemand, Joseph Pattee et Christine Tessier qui travaillent actuellement à la traduction des Principes de linguistique théorique vers cette langue nous ont communiqué leurs équivalents. Il s’agit de Bestreben nach potentialitat et Bestreben nach Actualisierung pour la visée de puissance et la visée d’effet, et Redeabsicht pour la visée de discours. Les traducteurs retiendraient Bestreben comme équivalent de visée, l’utiliserait également pour nommer la visée phrastique et notent que le visée de visée de discours est rendu par une idée s’approchant d’un état, un moins d’action et un plus d’intention.(De Redeabsicht, (discours), (intention), sicht=vision.)
En espagnol, le mot mirada vient à l’esprit mais nous ne disposons pas encore de traduction officielle. punteria (direction), fig. objectivo, m. mira, intencion, visuales en topografia.