La notion de « visée » en psychomécanique du langage : essai de définition

« Car ce ne peut être que par suite d’un très grand progrès et de l’esprit et de la langue que quelque chose d’absolument irréel comme une pure notion en vient à s’objectiver dans l’esprit, au point d’être senti par tout un peuple comme quelque chose d’assez ferme pour que la pensée s’y appuie et en fasse le départ de son action. »

Gustave Guillaume, Le problème de l’article et sa solution dans la langue française, p.90.

I. Le terme « visée »

« La nature de notre esprit nous porte à chercher l’essence ou le pourquoi des choses. En cela nous visons plus loin que le but qu’il nous est donné d’atteindre… »

Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, II,I. (1813-1878)

« C’est la grande pauvreté des langues, la pensée s’exprime ; le but de la pensée, l’intention qui la meut, ne s’expriment qu’insuffisamment. »

Gustave Guillaume, Le problème de l’article et sa solution dans la langue française, « Examen des questions préjudicielle à la théorie de l’article », p.36.

1. La définition du mot en langue générale

L’outil le plus indiqué pour prendre son départ lorsque l’on prétend définir la notion qu’un mot sert à dénommer, ou encore, circonscrire les emplois d’un mot afin d’en saisir la signification, est sans aucun doute le dictionnaire. Cet ouvrage du lexicographe soucieux de témoigner de l’usage doit permettre de cerner tout au moins l’emploi courant du mot, et s’il s’agit d’un grand ouvrage, on y trouvera en plus d’une hiérarchisation détaillée des sens, un indice de l’axe diachronique qu’a suivi l’emploi du mot. Tout ceci, en langue générale, avec parfois une indication de sens technique, indication réduite le plus souvent au domaine d’emploi et à une définition sommaire.

Dans Le Grand Robert, c’est sous le verbe viser à titre de dérivé verbal que le lexicographe propose cette forme nominale au féminin visée. Le substantif visée est de 1219. Tiré du latin populaire visare, obtenu du latin classique visere intensif de videre « voir », au supin « visum », le verbe viser se définit comme suit :

diriger attentivement son regard (et par extension un objet, une arme vers le but, la cible à atteindre). Au figuré,

La visée est l’action de diriger la vue, le regard (et par extension une arme, un instrument d’optique…) vers un but, un objectif.

L’emploi au figuré et le plus souvent au pluriel : la direction de l’esprit vers un but, un objectif qu’il se propose, auquel il aspire. Le renvoi est fait à ambition, désir, dessein, fin – et plus particulièrement en liaison avec le sens (II.I) qui nous intéresse – intention et prétention. Voir le Trésor de la langue française.

2. L’emploi du mot « visée » chez Gustave Guillaume

La publication du Vocabulaire technique de la psychomécanique du langage par Catherine Douay et Daniel Roulland aux Presses universitaires de Rennes (en 1990) n’a pu que réveiller en nous la terminologue et nous inciter à étudier de plus près les emplois retracés et retenus par les auteurs à titre d’emplois les plus révélateurs. Que certains se rassurent, la transtextualité se pratique toujours. Vous avez donc sous les yeux à la première page du document d’accompagnement, l’article du Vocabulaire consacré à la notion de visée.

À la suite de la définition sur laquelle nous reviendrons plus tard, nous pouvons lire le commentaire suivant :

« Parfois ce terme n’a que le sens « d’intention ou de but recherché ». Mais généralement, il a un contenu théorique précis. »

Si l’on en croit les auteurs, c’est donc dire que le sens « d’intention ou de but recherché » est le sens relevant de la langue générale et non encore investi d’un sens relevant de la langue technique, celle de la psychomécanique en l’occurrence. Dans les textes de Guillaume, nous retrouverons le mot visée qui sera peu à peu détourné de son sens général et affecté à la description du phénomène du langage.

  • Le texte de présentation du mot visée est celui de Temps et verbe lorsque à propos de l’achèvement de la chronogénèse, de la vue prise sur l’instant correspondant à l’image-temps achevée, Gustave Guillaume écrit :

Soit au total trois profils caractéristiques de la formation de l’image-temps : en puissance, en devenir, en réalité, profils qui représentent, dans la formation mentale de l’image-temps, les axes chronothéthiques. Considérée dans son ensemble, l’opération de pensée qui se développe sur ces axes est la chronothèse. Elle fixe dans l’esprit l’image-temps que la chronogénèse vient de créer.

Quand au mouvement par lequel, dans le procès de la formation image-temps, la chronogénèse, en action sur l’axe qui lui est propre, se porte d’un axe chronothétique au suivant, comme il s’agit d’une opération de pensée réalisatrice non pas particulière au temps et au verbe, mais tout à fait générale dans le langage, nous la désignerons par le terme visée1.

Le premier emploi sera donc la phrase qui suit ;

« La visée, qui réalise le temps, réalise aussi le verbe. Les deux opérations sont simultanées. »

La visée les porte toutes les deux. Elle est le facteur de réalisation. Elle porte les opérations. Dans un certain jargon, on parlerait, de nos jours, d’un opérateur.

  • À ce premier emploi du terme s’attache une note parue en bas de page lors de la publication de Temps et verbe qui renvoie à la publication du Problème de l’article et sa solution dans la langue française et qui permet à Guillaume de souligner la parenté qu’il voit entre la formation de l’image-temps sous la poussée de la visée et le passage du nom en puissance au nom en effet qui, à ces yeux, participe de la même visée, celle d’une opération de pensée qu’il qualifie de réalisatrice en marquant cet adjectif typographiquement par l’usage de l’italique d’ailleurs. Gustave Guillaume écrit alors :
  • Déjà, dans un précédent ouvrage (Le Problème de l’article et sa solution dans la langue française), nous avons eu l’occasion de décrire en détail cette opération réalisatrice de la visée. Il s’agissait non pas du verbe, mais du nom, et il est apparu que l’article est le signe avec lequel la visée opère la réalisation. Car le nom dans la langue (nom en puissance) est autre chose que le nom dans le discours (nom en effet). Dans la langue, le nom ne possède que le pouvoir de prendre telle ou telle forme plus ou moins étendue (individu, espèce, collection plus ou moins vaste, etc.) ; dans le discours il prend effectivement l’une de ces formes possibles. On peut donc dire de l’article que sa fonction est de dénoter la transition du nom en puissance au nom en effet.

Guillaume écrit dénoter mais nous pouvons comprendre réaliser, l’article réalise, au moment de ce qu’il nommera beaucoup plus tard dans son oeuvre, l’effection c’est-à-dire le passage de la langue au discours, porté par la visée.

Dans son étude de l’article, Guillaume situe cette visée sans la nommer. En discutant des rapports entretenus entre la logique et le langage, Guillaume est amené à préciser sa pensée. Il soutient que, dans le phénomène qu’est le langage, les interactions ne sont pas réductibles à des actions simples et de même ordre, et que partant, le jeu ne peut être vu comme prévisible, comme en logique.

La description du langage que propose alors Guillaume nous éclaire sur le rôle absolument central qu’il attribut à la visée. Guillaume écrit :

« À tout moment de son évolution qu’on considère une langue, on est en effet certain d’y rencontrer des valeurs de trois ordres au moins, rien qu’en ce qui concerne la signification. On y trouve : 1 des éléments significatifs constitués ; c’est la partie inerte du langage, celle qui, donnant à la pensée les moyens de s’exprimer, l’astreint en même temps à n’exprimer que les idées incluses dans ces moyens ; 2 des sens contextuels qui varient avec les besoins de l’esprit, avec les buts de pensée , et exercent une action sourde, impossible à déterminer, sur les éléments constitués1 ; 3 des directions générales, suite des impulsions déjà reçues, directions qui ne sont pas sans exercer une influence sur l’évolution totale. »

Afin d’en terminer avec la comparaison avec la logique, il ajoute :

« ..qui serait tenté de vouloir introduire dans un ensemble si tourmenté des idées de logique souveraine ? On le peut d’autant moins que les plans sont sans relation appréciable entre eux. »

Guillaume à travers cette discussion sur la nature du langage explique comment, à ces yeux, le langage est la projection de l’entendement et, plus particulièrement par la nature des « très petits mots accessoires » dont l’article fait partie, qui « …reçoivent presque tout leur sens de l’impulsion contextuelle. La signification dont ils se revêtent est celle que le contexte laisse pour ainsi dire disponible. » Il faut comprendre que les « sens contextuels qui varient avec les besoins de l’esprit » sont obtenus par le recours au « plan intelligent du langage », c’est-à-dire aux partie du discours, à l’ordre des mots, désinences casuelles, flexions temporelles ou modales, auxiliaires, article) tous les signes purement indicatifs d’une manière de penser quelque chose. Il termine, en italique : « …toutes les formes qui attestent dans le langage l’action de l’esprit sur ses propres idées. » Ces formes participent de manière déterminante à la réalisation de la visée (celle de discours au sens de recours à la langue par le sujet parlant) et témoigne, à notre avis, de l’inscription en langue de l’expérience que nous avons de notre langue. C’est pourquoi Guillaume dit avoir décrit en détail l’opération réalisatrice de la visée dans cet ouvrage puisqu’il s’agit de la série d’opérations déclenchées par l’appel aux mécanismes de langue pour opérer le passage de la langue au discours, de la puissance à l’effet, ou en d’autres termes, du point de vue du sujet parlant, le recours à la langue pour engager un acte de langage.

  • Guillaume a recours à l’idée de visée en décrivant l’activité en langue et l’activité en discours. Il lie cette idée à la dichotomie puissance/effet. Autour de la discussion du principe de l’indépendance de la forme par rapport à la matière qui tient un si grand rôle dans la construction des langues Guillaume écrit dans sa leçon du 20 janvier 1949 (série B) :

« Dans une théorie du vocable, l’observation, avant de pouvoir utilement devenir historique, doit prendre pour objet ce qui se passe nécessairement dans la pensée du sujet parlant, constructeur du discours, et aussi constructeur de la langue, les deux opérations constructives demeurant distinctes – et orientées du reste vers des fins différentes – vu que l’opération constructive du discours vise à la formation et à la délimitation d’une unité d’effet, tandis que l’opération constructive de langue vise, elle, à la formation et à la délimitation d’une unité de puissance. »

Les visées nous le constatons sont orientées dans l’esprit de Guillaume. Il s’agit bien de directions qu’emprunte la pensée. Il ajoute :

« Une originalité, une hardiesse de notre enseignement, et qui nous paraît de plus en plus justifiée, a été de considérer comme hétérogènes – c’est-à-dire non réductibles l’une à l’autre – la visée constructrice de langue et la visée constructrice de discours. Cette hétérogénéité a, en psycho-systématique du langage , valeur de principe fondamental. »

En indiquant qu’il s’agit de la psycho-systématique et non pas de toute la systématique du langage mais bien de celle du signifié Guillaume propose de concevoir la visée comme une opération constructive, tantôt du discours, tantôt de langue, visant tantôt l’unité d’effet (le signifié d’effet), tantôt l’unité de puissance (le signifié de puissance).

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