Le contraste de l’univers-espace et de l’univers-temps : fondement du système des parties du discours [1]

Le système des parties du discours est fondé sur la séparation de l’univers-espace et de l’univers-temps. L’opposition du nom et du verbe est une conséquence de ce premier partage. Nous ne pourrons aborder ici l’étude de l’entier du système des parties du discours. Notre exposé se limitera aux parties du discours prédicatives qui sont réparties dans chacun de ces deux plans. Nous essaierons de montrer quelle relation existe entre la répartition des parties du discours prédicatives dans le plan du nom et dans le plan du verbe et la nécessité qu’il y a pour le sujet pensant de se donner une concevabilité de l’univers qui soit fondée sur le contraste de l’univers-espace et l’univers-temps.

Le système des parties du discours est divisé en deux plans, le plan du nom et le plan du verbe. En ce qui concerne les parties du discours prédicatives, ces deux plans sont par la suite l’objet d’un partage en trois champs : le champ de la substantivation, le champ de l’adjectivation et le champ de l’adjectivation d’une adjectivation. Il en résulte une série de positions occupables soit dans un plan, soit dans l’autre comme le suggère une figure tirée de l’essai inédit de G. Guillaume intitulé Prolégomènes à la linguistique structurale (page 40 du manuscrit dactylographié) :

Figure 1 à venir

Le champ de la substantivation est occupé par le substantif dans le plan nominal et par l’infinitif en position limite, à proximité extrême du nom, dans le plan verbal. Le champ de l’adjectivation est réservé à l’adjectif dans le plan nominal. Dans le plan verbal, le participe présent et le participe passé occupent une position limite, au sortir immédiat du plan nominal, alors que le verbe conjugué en personnes ordinales est davantage éloigné du plan du nom et pénètre plus profondément dans le plan verbal. Enfin, le champ de l’adjectivation d’une adjectivation loge l’adverbe dans chacun des deux plans. Le déterminant de l’appartenance à l’un ou l’autre champ est le régime d’incidence de la notion à son support d’application. Dans le champ de la substantivation, l’incidence de la notion à son support est interne ; dans le champ de l’adjectivation, l’incidence de la notion à son support est externe ; et enfin dans le champ de l’adjectivation d’une adjectivation, l’incidence de la notion à son support est externe au second degré.

On peut considérer le plan nominal et le plan verbal, de même que leurs subdivisions respectives, comme des lieux, des espaces mentaux qui s’opposent les uns aux autres non pas au hasard, mais selon une nécessité qui est un ordre de raison. Chacune des parties du discours prédicatives est le résultat d’une construction du mot effectuée à partir de l’occupation d’une position dans l’un ou l’autre de ces lieux opératifs.

Sur quoi l’opposition du plan nominal et du plan verbal repose-t-elle ? Qu’est-ce que l’univers-espace et l’univers-temps ? Ce contraste qui est génétiquement le premier et donc le plus important de l’univers de représentation qu’est la langue que nous portons en nous, en tant que sujets parlant le français, relève-t-il d’une divisibilité dont l’origine doit être cherchée dans la réalité dont la langue est faite pour parler ? Faut-il plutôt attribuer cette division à une nécessité relevant du mode de fonctionnement de la pensée humaine elle-même ? Qu’est-ce que le plan nominal ? Qu’est-ce que le plan verbal ? Pourquoi un tel contraste existe-t-il en français, mais pas nécessairement dans toutes les langues humaines ? Comment un tel contraste a-t-il pu être créé ? Quel est le fondement de cet ordre de raison qui se manifeste dans le système des parties du discours ? Voilà autant de questions auxquelles la suite de cet exposé tentera d’apporter quelques éléments de réponse.

1. L’observation des parties du discours

Le mot est l’unité de puissance que la langue met à la disposition du sujet parlant afin qu’il puisse s’en servir pour construire, au moment du besoin, une phrase qui lui permettra d’exprimer sa pensée. Le mot a donc devant lui un futur immédiat qui est de contribuer à la construction de la phrase. En ce sens, le mot est une unité de puissance. Il est l’unité de puissance de la phrase. Mais le mot est aussi un résultat. Il a derrière lui une opération de construction qui appartient, dans l’acte de langage, au passé de l’acte d’expression. Bien qu’inconsciente, l’opération de construction du mot a besoin de temps pour se produire. Ce temps est appelé en psychomécanique du langage le temps opératif.

De la genèse du mot, il n’est possible d’observer que le résultat. Mais la simple observation de ce résultat permet déjà de savoir que le mot français est une unité complexe, obtenue par l’assemblage de plusieurs éléments formateurs ainsi que l’analyse de sa sémiologie, de même que l’observation de ses capacités associatives et de son fonctionnement syntaxique le font voir. Les éléments formateurs du mot ne sont pas les mêmes selon la partie du discours à laquelle le mot appartient. Le mot maison, du fait qu’il est un substantif, comprend la notion de maison et les morphèmes de genre féminin, de nombre singulier, de fonction et de personne intranominale. Le mot marchait, du fait qu’il est un verbe, comprend notamment la notion de « marcher » et les morphèmes de mode indicatif, de temps imparfait et de personne intraverbale[2].

Il est donc possible de voir que les mots qui permettent de construire une phrase française se distinguent les uns des autres non seulement par leur contenu notionnel, mais aussi par leur contenu formel. Comment la langue française permet-elle cette diversité ? Nous essaierons d’apporter quelques éléments de réponse à cette question en cherchant à savoir quelles sont les conditions auxquelles la structure d’une langue doit satisfaire pour qu’en elle puisse être construit un système permettant à ses unités de puissance de se diversifier non seulement lexicalement, mais aussi formellement.

2. L’idéation notionnelle et l’idéation structurale

Une comparaison qui est souvent faite par Gustave Guillaume[3], entre la structure du mot français et la structure du caractère chinois aidera à saisir l’importance pour une langue de pouvoir loger la genèse de forme de ses unités de puissance dans une étendue large. Une étendue large est divisible. Elle peut donc être partagée en plusieurs lieux s’opposant systématiquement les uns aux autres.

En français, l’idéation notionnelle est une opération de particularisation et l’idéation structurale une opération de généralisation. La genèse de matière du mot livre une notion particulière, alors que la genèse de forme du mot est accomplie au moyen de notions générales, les formes vectrices, dont le rôle consiste à conduire la notion particulière jusqu’à son universalisation finale d’entendement, soit dans l’univers-espace, soit dans l’univers-temps. En français, l’idéation notionnelle est portée par une tension allant à l’étroit, alors que l’idéation structurale est portée par une tension allant au plus large. En chinois, comme l’explique Guillaume, l’idéation notionnelle est généralisante et elle est portée par une tension allant au large, tandis que l’idéation structurale est particularisante et est portée par une tension allant au plus étroit. Les mouvements de particularisation et de généralisation, qui sont à la base de la puissance de penser de l’être humain, sont donc présents aussi bien en chinois qu’en français, mais leur ordination est différente ; en français, il y a d’abord particularisation, puis généralisation. En chinois, c’est l’inverse : la généralisation vient en premier et elle est suivie de la particularisation.

Cependant, aussi bien en français qu’en chinois, l’idéation structurale succède à l’idéation notionnelle. Cet ordre ne peut être inversé. La successivité de l’idéation notionnelle et de l’idéation structurale est universelle :

Une langue, quelle qu’elle soit parmi les langues du monde, est un tout d’idéation (une idéation intégrale du pensable humainement possible dans une aire de civilisation donnée, à une époque donnée) au-dedans duquel se suivent linéairement, toute récurrence exclue, deux tensions dont la seconde est universellement – l’attribution de valeur est constante – l’idéation de structure et la première, l’idéation notionnelle, toute langue étant un cumul des deux. (Guillaume, Notes pour les Prolégomènes, inédit : feuillet 124.25 de l’original dactylographié, reproduit plus loin dans le présent ouvrage).

C’est l’idéation structurale qui fait de la notion un vocable, qui confère à la notion sa dicibilité mentale et en fait une unité dont la phrase pourra se saisir, à condition bien entendu qu’une sémiologie appropriée permette de muter la dicibilité mentale en dicibilité physique. Voici la définition que Gustave Guillaume donne de la dicibilité mentale :

Le terme de dicibilité mentale mérite qu’on s’y arrête. Il ne peut être de dicibilité par signes – sémiologique (orale ou scripturale) – que relativement à quelque chose de pensé, et de pensé non pas d’une manière quelconque, librement, mais comme il faut pour qu’un signe puisse s’y ajuster. Cette manière de penser, c’est de la dicibilité mentale. L’intervention d’un signe jugé convenant, c’est de la dicibilité orale ou scripturale, la dicibilité sémiologique, – psycho-sémiologique, – du signe ayant ses raisons, son psychisme. (Guillaume, 1982 : 26)

En français, la partie du discours, qui appartient à l’idéation structurale de la langue, pourvoit le mot d’un mécanisme d’incidence qui lui permet d’entrer en discours en s’associant à d’autres mots pour construire la phrase. C’est donc la partie du discours qui fait du mot une unité dont la phrase peut se saisir.

Il ne faut cependant pas, en se fondant sur l’étude du français, conclure que toutes les langues doivent nécessairement posséder un système des parties du discours. Ce que toutes les langues doivent nécessairement résoudre, c’est le problème de la dicibilité de la notion. Toutes les langues doivent donc donner aux notions une forme qui leur permet d’entrer en discours. C’est dire qu’en toute langue, à l’idéation notionnelle succède l’idéation structurale.

Il existe plusieurs types de vocables. Le caractère de la langue chinoise est un exemple de vocable. Il entre directement en discours. Les éléments formateurs des langues bantoues sont aussi un exemple de vocable. Ils entrent en discours en s’associant les uns aux autres pour former une unité complexe (le mot-phrase) participant à la construction de la phrase. Le mot des langues indo-européennes, celui du français en particulier, devient un vocable lorsque sa genèse de forme est totalement achevée et qu’il est pourvu du mécanisme associatif que lui confère l’appartenance à une partie du discours déterminée :

On se gardera de voir expressément dans le pragmatisme incorporé au représenté une prévision d’emplois dont ferait état sa définition. Il s’agit en effet d’autre chose de plus subtil, à savoir que la définition du vocable qui s’opère en représentation se clôt par un accessus possible du représenté à l’exprimé, accessus dont le déclarant est la partie du discours conduite à son point de définition par des indications grammaticales (de nombre, de genre, de fonction, de mode, de personne, de temps) qui disent dans l’ordre du trans-singulier ce que les parties du discours – nom-substantif, nom-adjectif, substantif-verbe (infinitif), adjectifs-verbe (participes), verbe-adjectif de personne (verbe proprement dit), adverbe, et, la prédicativité outrepassée, la préposition – disent dans l’ordre du trans-universel, double emploi que la progression du représenté dans le sens d’une économie supérieure tend à éliminer par la réduction de ce que véhicule de relatif à l’exprimé le transitus (D) du singulier à l’universel. (Guillaume, Notes pour les Prolégomènes, inédit : 67 de l’original dactylographié)

Le vocable peut entrer en discours (transiter de la représentation à l’expression) lorsque sa genèse psychique, matérielle et formelle, est achevée et qu’il s’intègre à une partie du discours qui lui confère la dicibilité mentale. Pour entrer en phrase, il lui reste à se pourvoir d’un signe qui lui permettra d’être effectivement dit.

L’idéation notionnelle du français correspond à la représentation matérielle, notion par notion, de l’expérience que nous avons du monde. Cette représentation matérielle de l’expérience prend son départ à un univers mental de représentation, l’univers-matière, qui est un univers plein, comme l’est l’univers d’expérience dont la langue est faite pour parler. L’univers mental de représentation matérielle de l’expérience constitue un ensemble dans lequel les notions sont saisissables une à une au fur et à mesure des besoins d’expression de la pensée. Chaque notion est discernée grâce à une opération de particularisation dont la forme de mouvement est celle d’une tension fermante s’achevant à l’étroit.

À la particularisation réplique une opération de généralisation dont la forme de mouvement est celle d’une tension ouvrante s’achevant par une universalisation. L’opération de généralisation aboutit non pas à une seule représentation formelle de l’univers, mais à deux représentations formelles : l’univers-espace et l’univers-temps.

La genèse de matière et la genèse de forme d’un mot français, de même que l’universalisation d’entendement auquel aboutit la genèse de forme, peuvent être représentées par la figure qui suit :

Figure 2 à venir

Cette figure est tirée de la leçon donnée le 3 janvier 1952 par Gustave Guillaume. Guillaume la commente en ces termes :

La figure ci-dessus représente l’en-deçà génétique des catégories d’entendement nom/verbe. Elle est de l’accompli, de l’accompli impératif quand nous évoquons une notion : c’est pourquoi nous ne pouvons saisir une notion que sous catégorie. (Guillaume, 1997 : 77)

La genèse de forme d’un mot français est portée par un mouvement de généralisation et se termine à une vision d’étendue large. La largeur de l’étendue à laquelle conduit la genèse de forme est une condition nécessaire à l’édification du système des parties du discours, car cette grandeur permet la divisibilité :

La pensée se meut en elle-même entre des limites qui sont, d’un côté, le singulier indépassable, terme d’un mouvement de particularisation, et <de l’autre>[4] l’universel indépassable, terme d’un mouvement d’universalisation.

Entre ces limites, la pensée opère successivement dans les deux sens, et le deuxième des sens dans lequel elle opère est universellement celui déféré à l’entendement. Si le second mouvement, qui doit à son rang second et à ce rang seul d’être porteur de l’entendement, s’achève au singulier, l’image résultante est celle d’un point impénétrable auquel la grandeur interne fait défaut et auquel fait, en conséquence, défaut la divisibilité qu’emporte avec elle la grandeur. L’entendement est de ce chef voué à l’indivisibilité. Il refuse la pluralité interne et ce refus entraîne celui de toute morphologie du vocable, l’interdiction de toute version du conçu dans des cadres structuraux opposables les uns aux autres. Cet entendement, intérieurement indivis par impénétrabilité, est celui, on le sait, auquel doivent leur typologie les langues à caractères.

[…] Si le second mouvement, qui doit à son rang second et à lui seul d’être porteur de l’entendement, s’achève à l’universel, l’image résultante est celle d’une étendue à laquelle la grandeur n’est pas refusée et à laquelle conséquemment n’est non plus refusée la divisibilité qu’emporte avec elle la grandeur. L’entendement est de ce chef voué à la divisibilité. Il accepte et développe en lui la pluralité interne, et cette acceptation entraîne la définition d’une morphologie du vocable par version du conçu dans des cadres structuraux différents. Cet entendement intérieurement implexe est celui, on le sait, auquel les langues à mots doivent leur typologie. (Guillaume, Notes pour les Prolégomènes, inédit : 117.15-117.16 de l’original dactylographié, reproduit plus loin dans le présent ouvrage)

3. La double représentation formelle de l’univers : l’univers-espace et l’univers-temps

L’étendue large qui est offerte à la genèse de l’unité de puissance pour qu’elle puisse y inscrire son développement est une donnée qui s’avère une condition nécessaire à la complexification progressive de la structure d’une langue. Une langue comme le français, qui possède un système des parties du discours complexe, est le résultat d’une lente évolution dont rien n’est observable. Les étapes nécessaires théoriquement franchies par le langage au cours de ce développement progressif peuvent cependant être reconstituées :

La genèse du langage – on ne doit pas le perdre de vue – est expérimentale. On a exprimé comme on pouvait, manquant de moyens, et, empiriquement, on a inventé les moyens dont il était besoin, inventé et institué. C’est l’institution de ces moyens, le fait de leur conférer une existence durable, non éphémère dans l’esprit, grâce à laquelle ils se présenteront à tout moment disponibles, qui a fait la langue. Ce qu’a été au juste et par le menu ce procès d’invention empirique de moyens d’expression, nul ne peut le savoir. On sait seulement que ce procès a été et, sachant qu’il a été, on en conçoit, en ce qu’il a d’essentiel, les moments successifs nécessaires, historiquement du reste reconnaissables. (Guillaume, 1982 : 31)

Ces étapes nécessaires correspondent chacune à un état structural différent caractérisant l’unité de puissance et venant modifier l’agencement qui existe entre la genèse de matière et la genèse de forme de l’unité de puissance. Gustave Guillaume a distingué trois états de cet agencement dont le premier correspond à ce qu’il appelle le mot-phrase, groupant en lui plusieurs éléments formateurs :

On a commencé par des actes d’expression complexes de dicibilité mentale, orale, picturale, gestuelle, devenus par institution, et beaucoup de <facilité> dans l’institution, des actes de représentation. On eut ainsi la phrase deux fois : sous l’état éphémère d’un acte d’expression et sous l’état non éphémère, durable, d’actes de représentation. Ce fut l’époque du mot-phrase, long ou bref. Les éléments formateurs, issus de la mutation de l’expérience indicible – nous le savons – en représentation dicible – ce avant quoi il n’y a pas de langage humain –, tombent sous le coup de la saisie phrastique qui les assemble et les agglutine, les soude en tant que première saisie formelle qu’aucune autre n’a précédée. Le mot-phrase est long lorsqu’il est l’unité de puissance d’une phrase dont la composition exige de nombreux éléments formateurs ; le mot-phrase est court lorsqu’il est l’unité de puissance d’une phrase dont la composition n’exige que peu d’éléments formateurs. (Guillaume, 1982 : 31-32)

Le second état correspond à un état du mot qui pourrait être illustré par celui des langues sémitiques, assemblant en lui une racine consonantique et des voyelles de traitement morphologiques :

On voit ainsi les consonnes dire la substance-matière du mot, et les voyelles en dire la substance-forme, celle-là constante, celle-ci variable. (Guillaume, 1982 : 35)

Le troisième état correspond enfin au mot des langues indo-européennes dans lequel la genèse de matière et la genèse de forme sont bien séparées l’une de l’autre, la genèse de forme étant ainsi relativement indépendante de la genèse de matière puisqu’elle se produit dans un temps opératif qui lui appartient en propre :

Les langues évoluées dont nous avons l’accoutumance consacrent, par leur structure, un abandon du voir entropique. Ce qui se conçoit, puisque le voir entropique tient son existence de l’impossibilité de diviser le temps opératif en deux époques. Or dans les langues dont nous avons l’accoutumance, le temps opératif issu d’une chronogénèse qui en a fixé la forme, comprend, ainsi qu’on l’a déjà indiqué, les trois époques de pensée commune que sont le passé, le présent et le futur, la conséquence étant l’inutilité du voir entropique, le voir disposant d’un champ qui lui appartient en propre, où le comprendre ne pénètre pas, et le comprendre pareillement, d’un champ à lui propre, où le voir ne s’introduit pas.

L’élimination du voir entropique a cette conséquence de rappeler le voir obvie de simple particularisation.

C’est de ce voir que part la structure des langues évoluées dont nous avons l’accoutumance. Il est le premier moment du représenté, moment où des idées se forment non pas de plus en plus générales, mais de plus en plus particulières. Le voir quitté, le comprendre survient, qui généralise autant que dure le présent. Après quoi, le comprendre, sous une nouvelle espèce, se continue dans l’au-delà du présent qu’est le futur.

Cette composition du représenté se retrouve en traits visibles dans le vocable d’une langue comme le français. L’ontogénie en est, par premier temps, ressortissant au voir, une idée particulière ; par deuxième temps, ressortissant au comprendre pratique présent, des idées transparticulières, déjà très générales, telles que, dans le plan du nom, le nombre, le genre, la fonction et, dans le plan du verbe la personne, le mode et le temps ; le présent clos, le futur survient et, ainsi qu’on l’a vu, il est le lieu de définition d’une théorétique formant le système des parties du discours. (Guillaume, Notes pour les Prolégomènes, inédit : 176-177 de l’original dactylographié, reproduit plus loin dans le présent ouvrage)

C’est la possession d’un temps opératif lui appartenant en propre qui permet à la genèse de forme d’évoluer dans le sens d’une plus grande généralisation.

Lorsque la tendance à généraliser est libre de connaître son plein et entier développement, la pensée humaine est conduite à se donner une représentation non pas seulement de chacune des choses particulières qui existent dans l’univers, mais si cela est possible, de l’univers lui-même. Or, pour se représenter l’univers dans toute son étendue, il faut que la pensée parvienne à se le représenter comme un contenant vide. Cela est-il possible ? La pensée humaine peut-elle se donner la représentation d’un univers vide dont l’étendue est infinie ?

Laissée à elle-même, sans que rien ne vienne la freiner, la tendance à généraliser qui est naturelle à l’esprit humain suivrait son cours et il est possible d’imaginer qu’elle aboutirait finalement à une généralisation ne contenant en elle plus rien de particulier. La représentation de l’univers qui pourrait, si cela était possible, être ainsi obtenue correspondrait bien à l’aperception fondamentalement vraie de l’unité de l’univers, mais ce résultat idéal aurait un défaut grave, celui d’être incompatible avec le mode de fonctionnement même de la pensée humaine. La capacité qu’a la pensée humaine de saisir ce qui se passe en elle repose en effet sur la possibilité qu’elle a de contraster. Or la représentation de l’univers à laquelle aboutirait la tendance à généraliser si elle suivait l’entier de son cours est une représentation non contrastée et non contrastable puisque, d’une part, il ne subsiste en elle plus rien de particulier et que, d’autre part, elle ne s’oppose elle-même à rien qui soit à l’extérieur d’elle, puisque l’univers n’est contenu dans rien qui serait plus grand que lui. L’univers est en effet infini au regard de la pensée commune et ne peut donc pas avoir d’extériorité.

Même si la représentation de l’unicité et de l’infinitude est ce qui correspond le mieux à la connaissance intuitive que la personne humaine pensante a de l’univers d’expérience dans lequel elle vit, lequel est un et infini, les moyens de représentation que la langue française met à la disposition du sujet parlant ne donnent pas à ce dernier la possibilité de créer en lui-même un univers formel de représentation qui serait un et infini.

La représentation formelle de l’univers que la langue française a permis au sujet parlant de construire dans sa pensée n’est pas une : elle est double. Il y a d’une part l’univers-espace et d’autre part l’univers-temps. Toute la structure de la langue française est fondée sur cette opposition. C’est le fondement même du système des parties du discours. Tout ce qui est nominal dans la langue relève de l’univers-espace et tout ce qui est verbal relève de l’univers-temps.

4. Le rapport Homme/Univers

C’est à partir du besoin éprouvé de parvenir à se donner une représentation de l’univers vide de contenu que le partage de l’univers-forme en univers-espace et univers-temps s’est accompli. Au départ de cette représentation, il y a une expérience qui est celle de l’affrontement de l’Homme pensant et de l’Univers qui le contient en lui :

Reconnaître dans la langue le fait social qu’elle est par l’emploi que les hommes en font comme moyen d’extériorisation et de communication de leurs pensées et de leurs sentiments, et n’y voir pas le fait essentiellement humain – et pour autant extra-social – qu’elle est dans l’homme non pas parlant, mais silencieusement pensant, occupé non pas de sa relation intermittente avec ses semblables, mais de son rapport incessant et continu avec l’univers, c’est se retirer toute possibilité d’en concevoir, et la concevant, d’en discerner la structure, issue toute entière – ce dont la linguistique structurale aura à se pénétrer – non pas de la rencontre de l’homme avec l’homme, mais de l’éternel face-à-face de l’homme et de l’univers et des conditions spécifiquement humaines de leur affrontement dont la langue est, en quelque sorte, par sa structure, le miroir. (Guillaume, 1973 : 268)

De l’affrontement entre l’Homme et l’Univers provient le discriminant qui permet à l’homme pensant de se donner une représentation formelle de l’Univers, univers-espace et univers-temps : la personne humaine pensante, observatrice, non pas regardée, mais regardante, inscrit sa présence dans l’univers-forme. C’est là le fondement de la divisibilité de l’univers-forme en univers-espace et univers-temps.

Le discriminant expérientiel sur lequel repose la bi-partition de l’univers-forme est la conscience que la personne humaine a de sa présence dans l’Univers, non pas au titre d’objet observé, mais au titre de sujet observant. La pensée ne serait en effet pas possible sans la présence préalable de la personne humaine observatrice de l’Univers. Or la pensée est. Donc la personne en qui la pensée se produit est un lieu capable de contenir en lui l’existence de la pensée. Et l’univers-forme est tel qu’il peut contenir en lui la présence de la personne humaine pensante.

Le fondement de la divisibilité nouvelle qui permet de contraster l’univers-forme en univers-espace et univers-temps est donc trouvé dans ce que Gustave Guillaume appelle le rapport Homme/Univers, c’est-à-dire le rapport qui existe entre la personne humaine observatrice de l’Univers et l’Univers observé. Ce qui est en cause, c’est la concevabilité de la place qu’occupe le Moi pensant dans l’Univers. Rappelons que même si l’Univers observé est représenté comme un univers vide de tout contenu, la personne humaine observatrice de l’Univers ne peut être absente de l’Univers.

Le partage de l’univers-forme en univers-espace et univers-temps relève de l’expérience du * Je pense, donc je suis + cartésien, de la conscience de l’existence de la pensée à l’intérieur de soi :

Les points qui jalonnent la courbe du syllogisme cartésien et permettent, par à peu près, d’en évoquer le tracé sont ce qui suit :

Ne se séparer aucunement de l’univers, ce n’est pas être en tant que lieu de soi (le lieu est alors in toto du côté univers). Inversement se séparer de l’univers, c’est, pour autant, être en tant que lieu de soi-même. De cette séparation, condition sine qua non d’existence, la pensée rend à l’homme témoignage : il se voit en être le lieu propre et, étant lieu pour elle (qui a lieu en lui), exister. L’existence, c’est d’être lieu, non d’avoir lieu.

L’univers qui est lieu de l’homme existe. L’homme qui pense et qui se voit être le lieu où sa pensée a lieu existe. Le face-à-face de l’homme et de l’univers, avec toutes les conséquences philosophiques et linguistiques résultantes, est établi. (Guillaume, Notes pour les Prolégomènes, inédit : 75 de l’original dactylographié)

De l’expérience et de la conscience de la présence de la pensée à l’intérieur de soi, découle la certitude que la personne pensante a d’être un être, parce que sa pensée ne peut exister nulle part ailleurs, dans aucun autre lieu de l’Univers que le lieu que la personne pensante elle-même est en tant qu’être distinct :

L’aphorisme de Descartes nous fait voir dans l’instant cartésien le lieu d’affrontement de l’homme pensant et de l’univers. Par sa première proposition * Je pense +, il signifie : * C’est en moi que je pense et non pas dans l’univers dont, afin de penser, je m’abstrais : ce qui fait que, cette abstraction accomplie, je suis en moi-même, ce que je pense étant ce que j’intrais de l’univers en moi. + Le * Je suis + de seconde proposition doit s’entendre comme une déclaration de victoire, sa signification étant ceci : * Univers, je t’appartiens certes, mais pour T’appartenir complètement et donc, en ce cas, ne pas être, il me faudrait ne pas être en moi. Or, je suis en moi, puisque c’est là que je pense et, pour autant que je suis en moi, je ne suis pas en toi. Dissous en toi, je ne serais point. Or je suis. Plus encore, mon existence en moi, alors que je reste en toi, est une existence contre toi. (Guillaume, Notes pour les Prolégomènes, inédit : 37 de l’original dactylographié)

Le lieu que la personne humaine pensante est se trouve contenu dans l’Espace, dont la concevabilité est celle d’une étendue sans plus grande possible. Quant au Temps, son fondement expérientiel est la conscience que la personne pensante a de pouvoir, d’instant en instant, refaire ce même constat, de pouvoir dire et redire * Je pense, donc je suis +. La concevabilité du Temps découle de la conscience que la personne pensante a d’être et de continuer d’être, donc de persister dans son être.

5. L’univers-espace et l’univers-temps

Le rapport Homme/Univers est, comme tout rapport représenté dans la langue française, conçu comme un mouvement allant du large à l’étroit et de l’étroit au large, de l’Univers au Moi pensant et du Moi pensant à l’Univers. L’univers de départ est l’univers-espace. L’univers d’arrivée est l’univers-temps. Soit, en figure :

Figure 3 à venir

Que dire de l’univers-espace, purement formel ? Qu’en savons-nous ?

L’univers-espace est une forme, un univers vide de toute matière particulière. C’est un contenant vide dont l’étendue est infinie. La notion particulière peut être versée à l’univers-espace si elle est conduite à son entendement final par des formes vectrices appartenant à la catégorie nominale.

L’Espace est une étendue infinie, capable de contenir en elle la personne humaine pensante, être fini, et tout ce qui est, comme la personne, une finitude. La représentabilité de l’étendue infinie de l’Espace physique est obtenue par une opération de restriction dimensionnelle qui aboutit à la vision d’une infinitude dont le nombre de dimensions ne dépasse pas, en pratique, trois. L’univers-espace dispose de la même représentabilité que l’Espace physique dans lequel nous vivons :

L’espace n’est pas autre chose qu’un certain état de relation entre l’infini et le fini, relation selon laquelle le fini garde en soi, sous limitation plus étroite, le jeu dimensionnel de l’infini. (Guillaume, Leçons du 26 février 1948 B, inédit : feuillet manuscrit 10)

Que dire de l’univers-temps ? L’univers-temps est une étendue infinie, capable de contenir en elle tout ce qui existe. L’univers-temps n’a aucune représentabilité qui lui viendrait de ce qu’est le Temps dont nous avons l’expérience, car le Temps est adimensionnel. Il n’est donc pas représentable. C’est pourquoi il faut, pour donner au Temps une représentabilité qu’il n’a pas de soi, emprunter à l’Espace sa représentabilité, c’est-à-dire le nombre fini de dimensions qu’il possède. Représenter le Temps, c’est donc lui donner au moins une des dimensions de l’espace :

En soi, intrinsèquement, le temps est adimensionnel, car il procède de ce que, dans la définitude ponctuelle, le jeu dimensionnel est aboli. L’unité dimensionnelle, sous laquelle il est d’abord représenté, est déjà un effet de spatialisation. (Guillaume, Leçons du 26 février 1948 B, inédit : feuillet 17)

Plus la représentation de l’univers-temps comporte de dimensions, plus le système verbo-temporel d’une langue est riche :

Le verbe naît dans la langue de ce que, à une spatialisation élémentaire du temps, exclusivement unidimensionnelle, s’oppose, dans le cadre de la finitude notionnelle considérée, une spatialisation plus développée intéressant n dimensions. Là est la cause psychique profonde du verbe. (Guillaume, Leçons du 16 avril 1948 B, inédit : feuillet 26)

Le système verbo-temporel français illustre la possibilité d’exploiter les trois dimensions spatiales pour obtenir une représentation du temps très élaborée. Voici, en figure, la chronogénèse du français telle que présentée par Gustave Guillaume dans la leçon du 13 décembre 1946 (Guillaume, 1989 : 25) :

Figure 4 à venir

L’univers-temps, tel qu’il existe dans la pensée d’une personne qui possède la langue française, est un univers comportant un nombre de dimensions comparable à celui de l’espace.

Une première dimension, correspondant à l’axe chronogénétique, porte la successivité des modes : quasi-nominal, subjonctif et indicatif. En chronothèse initiale, le temps d’univers est représenté par une ligne horizontale. À ce mode appartiennent trois formes : l’infinitif, le participe présent et le participe passé. En chronothèse médiale s’ajoute à la représentation linéaire de l’infinitude du temps d’univers la concevabilité de son écoulement ininterrompu, de son mouvement, qui peut être soit descendant, soit ascendant. Le second mode chronogénétique nous donne, en successivité verticale, d’abord une représentation du cinétisme descendant du temps (le subjonctif thématique), et ensuite une représentation de son cinétisme ascendant (le subjonctif athématique). En chronothèse finale, s’institue le contraste de l’infinitude du temps et de la finitude du présent étroit, qui est le lieu occupé par le Moi pensant et parlant dans l’univers-temps. Par position, le présent divise le temps en époques : passé et futur. Le cinétisme descendant du temps est réservé à l’époque passée et le cinétisme ascendant à l’époque future. Ces deux cinétismes s’étendent à l’infini. Quant au présent, il occupe une position très étroite entre les époques passée et future. Le présent est composé de deux parcelles de temps d’univers qui se superposent verticalement, une parcelle de temps soustraite à l’époque future, le chronotype alpha, et une parcelle de temps soustraite à l’époque passée, le chronotype oméga. Le présent français est * un présent cinétique vertical, au sein duquel on voit s’opérer la conversion de l’inaccompli en accompli, l’inaccompli étant représenté par le chronotype α et l’accompli par le chronotype ω. + (Guillaume, 1989 : 189). Par sa composition, le présent partage l’entier du mode indicatif en deux niveaux : le niveau d’incidence et le niveau de décadence. Au total, le mode indicatif comprend cinq formes verbales morphologiquement distinctes : d’abord le présent lui-même, puis du côté de l’époque passée, une forme appartenant au niveau de l’incidence, le passé simple et une forme appartenant au niveau de la décadence, l’imparfait et enfin, du côté de l’époque future, une forme appartenant au niveau de l’incidence, le futur catégorique et une forme appartenant au niveau de la décadence, le futur hypothétique.

6. La permanence du contraste de l’univers-espace et de l’univers-temps

L’existence du contraste de l’univers-espace et de l’univers-temps n’est pas liée à l’emploi qui est fait de la langue pour parler. Le contraste de l’univers-espace et de l’univers-temps existe de façon permanente dans la pensée d’une personne dont la langue maternelle est le français, que cette personne fasse usage ou non de sa langue pour parler. Toujours présentes, ces deux représentations permettent de penser. Elles servent à concevoir l’expérience que nous avons du monde de façon telle que cette expérience en devienne dicible.

Le contraste de l’univers-espace et de l’univers-temps doit nécessairement être institué en pensée pour que l’opposition du plan nominal et du plan verbal existe. Il en est un préalable. Il en est * l’en-deça génétique + (Guillaume, 1997 : 77).

L’univers-forme qui est contrasté en univers-espace et univers-temps est un univers vide. Il ne contient rien de regardé en pensée. Le contraste de l’univers-espace et de l’univers-temps n’est pas un contraste regardé en pensée, c’est un contraste regardant. Il participe au regard que la personne humaine regardante porte sur son expérience. Le contraste de l’univers-espace et de l’univers-temps est un instrument dont la pensée s’est dotée pour permettre au sujet parlant le français de voir mentalement son expérience dans des cadres de raison qui en permettent la dicibilité.

Bibliographie

GUILLAUME, Gustave, 1973, Principes de linguistique théorique de Gustave Guillaume, Québec et Paris, Presses de l’Université Laval et Klincksieck, 279 p.

GUILLAUME, Gustave, 1982, Leçons de linguistique de Gustave Guillaume 1956-1957, Systèmes linguistiques et successivité historique des systèmes II, Québec et Lille, Presses de l’Université Laval et Presses Universitaires de Lille, vol. 5, 310 p.

GUILLAUME, Gustave, 1989, Leçons de linguistique de Gustave Guillaume 1946-1947, série C, Grammaire particulière du français et grammaire générale (II), Québec et Lille, Presses de l’Université Laval et Presses Universitaires de Lille, vol. 9, 291 p.

GUILLAUME, Gustave, 1997, Leçons de linguistique de Gustave Guillaume 1951-1952, série A, Psycho-systématique du langage : principes, méthodes et applications (IV), Québec et Paris, Presses de l’Université Laval et Klincksieck, vol. 15, 289 p.

GUILLAUME, Gustave, Conférences à l’École Pratique des Hautes Études, 1947-1948, série B, Implicité et explicité en morphologie, [texte inédit].

GUILLAUME, Gustave, Essai de mécanique intuitionnelle. Espace et temps en pensée commune et dans les structures de langue, [texte inédit, Référence : Boîte 38. Dossier 1. Liasse A, 128 p.]

GUILLAUME, Gustave, Prolégomènes à la linguistique structurale, [texte en cours de publication, Référence : Boîte 25. Dossier 2. Liasse A, 215 p.]

GUILLAUME, Gustave, Notes pour les Prolégomènes. Définition et continuation psycho-mécanique de la théorie saussurienne de la diachronie et de la synchronie, [texte inédit, Référence : Boîte 28. Dossier 2. Liasse A et Boîte 28. Dossier 2. Liasse B, 213 p.]

GUILLAUME, Gustave, Les parties du discours. [Recueil de textes inédits de Gustave Guillaume préparé en vue de la table ronde sur La Systématique des parties du discours tenue dans le cadre du 9e Colloque international de psychomécanique du langage, Québec, 15-17 août 2000, 80 p.]

[1] Une première version de cet article a été présentée au 9e colloque de l’Association internationale de psychomécanique du langage en 2000. Le texte a été publié dans : LOWE, Ronald (dir.), Actes du IXe colloque de l’Association internationale de psychomécanique du langage, Université Laval, Québec, 15-17 août 2000, Le système des parties du discours. Sémantique  et  syntaxe, Québec, Presses de l’Université Laval, 2002, p. 123-140.

[2] La partie du discours verbe comprend de plus une morphologie externe de voix (active) et d’aspect (immanent).

[3] Voir à la page 129 la figure 2 tirée de la leçon du 3 janvier 1952.

[4] Mots restitués.