Ma recherche personnelle sur la place de l’adjectif épithète en français moderne m’a amenée à lire l’intégralité des leçons inédits de Gustave Guillaume. Je livre ici le résultat de ces lectures.
1. Trois moments importants peuvent être isolés dans la réflexion de Guillaume sur la question :1939, 1943,1947. En 1939, vers la fin de l’année, Guillaume aborde l’étude de la grammaticalisation du mot, c’est-à-dire la série d’opérations classificatrices et généralisatrices, qui permet au mot d’exister dans la pensée au titre de son être général et dont l’ultime résultat dans une langue est la série des parties du discours. A partir de l’idée fondamentale de l’existence en langue de deux sortes d’êtres linguistiques, les mots et les éléments formateurs qui servent à former les mots, Guilllaume en vient à parler de l’adjectif antéposé.
Pour distinguer ces deux types d’êtres linguistiques, il utilise la notion d’incidence qu’il présente au départ de la façon suivante :
Au cours de ma première leçon j’appelais votre attention sur la notion, nouvelle en la matière, d’incidence, et je vous disais que cette notion constituait un discriminant particulièrement précieux. Moi-même, plus je m’essaye à suivre dans les langues le procès d’incidence du sémantème, et plus j’en aperçois les effets subtils. J’ai l’impression que nous sommes vraiment là en présence de quelque chose de fondamental (14.XII.39, f. 61).
Dix ans plus tard, il la définira ainsi :
Elle a trait au mouvement absolument général dans le langage, selon lequel, partout et toujours, il y a apport de signification, et référence de l’apport à un support. La relation apport/support est couverte par le mécanisme de l’incidence (17.III.49b, f. 17).
Quant à l’élément formateur, il est vu incident à une assiette dynamique au mouvement de la construction du mot, la suite constituée de l’idéogénèse suivie de la morphogénèse. Dans la figure ci-dessous on aperçoit la suite des E.F., éléments formateurs qui s’enchaînent dans une série d’incidences à un mouvement de généralisation se développant d’un bout à l’autre du mot, et représentant le logiciel du substantif. Il s’agit ici du substantif universalisation que Guillaume utilise pour illustrer son propos :
Figure 1
De là, le mécanisme du mot lui suggère une analogie avec le mécanisme de l’antéposition de l’adjectif. Il propose alors que la règle de la place de l’adjectif soit la suivante :
Il s’agit de la substitution à l’assiette statique normale de l’adjectif en postposition c’est-à-dire à un substantif-résultat obtenu au terme du procès de substantivation, de l’assiette dynamique du substantif-procès c’est-à-dire saisi avant achèvement du procès de substantivation.
Il propose donc une variation du point d’incidence de l’adjectif : c’est déjà poser l’essentiel du mécanisme. Deux valeurs sont vues se dégager : (a) tantôt l’adjectif a une valeur informative, tout comme le mot, c’est lorsqu’il est postposé, soit en figure :
Figure 2
(b) tantôt l’adjectif a une valeur formative, tout comme l’élément formateur, c’est lorsqu’il est antéposé. Schématiquement :
Figure 3
On oppose l’incidence au substantif assis, à l’assiette statique, et l’incidence au substantif en incidence, à l’assiette dynamique.
Le changement de type de support prêté à l’incidence du sémantème de l’adjectif, le passage d’un support statique à un support dynamique suffirait ainsi à expliquer le phénomène.
2. En 1943, reprenant l’étude de la place de l’adjectif, Guillaume a à l’esprit l’importance du temps opératif. Il énonce le principe de base qu’est la réversion du résultat constaté en procès génétique. Le schéma ci-dessous montre le procès nécessaire et antécédent de la substantivation suivi du résultat qu’est le substantif.
Figure 4
De même, pour l’adjectif, il posera le procès nécessaire et antécédent de l’adjectivation.
Il suggère alors qu’il existe dans l’esprit deux façons de voir la chose : il y a « la chose, puis la manière d’être la chose » ; il y a aussi « la chose et la manière d’être de la chose ». Guillaume note que la langue a « tendu régulièrement à postérioriser par rapport au substantif la manière d’être de la chose ». A l’aide des exemples du type brave homme (manière d’être homme) et homme brave (manière d’être d’un homme), Guillaume pose une distinction en termes plus généraux de « devenir ». Le schéma suivant montre un devenir génétique créateur, qui donne naissance à l’être (I) et un devenir métagénétique qui atteint l’être créé (II) :
Figure 5
Cette successivité étant rapportée à la substantivation, nous voyons le devenir génétique nous mener à l’être substantivé et le devenir métagénétique, émaner de l’être substantivé. Guillaume explique :
L’adjectif antéposé échoit au devenir génétique dont il est en quelque sorte l’accident (brave), I’essence du devenir étant indiqué par le substantif (homme), tandis que l’adjectif postposé échoit au devenir métagénétique dont il indique cette fois, I’essence même (brave). (11~I. 43b).
La pensée aurait donc le pouvoir de saisir le procès de substantivation in fieri et in esse, ces deux phases de substantivation se succédant dans le temps opératif :
Figure 6
La loi de l’adjectif épithète en français peut se formuler de la manière suivante :
L’adjectif succède à la substantivation accomplie qui peut être partielle ou totale.
La variabilité du point d’incidence est illustrée par les trois couples d’exemples suivants : une sage-femme / une femme sage (fig. 7), un brave homme / un homme brave (Fig. 8), une éclatante victoire / une victoire éclatante (Fig. 9) :
Figure 7
un brave homme / un homme brave
Figure 8
une éclatante victoire / une victoire éclatante
Figure 9
On observe trois saisies : saisie précoce (en début de substantivation), saisie moyenne (au milieu de la substantivation) et saisie tardive (en fin de substantivation). Ces relations sont à la fois des relations qualitatives (qui impliquent le sens des sémantèmes en présence) et des relations quantitatives (qui traduisent l’intervention plus ou moins précoce ou tardive de l’adjectif).
Il s’agit donc toujours du point d’incidence de l’adjectif dans le temps opératif de la substantivation : c’est ce point qui déciderait et de la place et du sens de l’adjectif.
3. En 1947, c’est en voulant dégager des lois de grammaire générale à partir de l’étude de questions particulières que Guillaume reprendra son exposé de la théorie de la place de l’adjectif épithète en français et qu’il s’intéressera à l’intégration de cette théorie dans le cadre général de la psychomécanique. Il introduit alors la relation Avant/Après comme l’illustre le schéma ci-dessous, celui du système du substantif, système support de la qualification qui est un système à deux champs :
Figure 10
Le premier champ est le champ ouvert par le procès de substantivation : il est un avant du substantif-résultat qui occupe une position centrique, séparatrice de l’avant et de l’après. Il est lui-même un après de premier degré par rapport au champ II, après de deuxième degré réservé à l’adjectivation transcendante. Dans chacune des tensions (la~pré-résultative et la post-résultative) il y a possibilité de coupes transversales :
Figure 11
Guillaume compare alors cette trimorphie à celle du verbe français et à celle du système des aspects. Ce mécanisme est présenté comme une possession permanente de la pensée qui permet à la qualification de se réaliser avec une grande variabilité selon son incidence dans le temps opératif de la substantivation.
La loi générale dans sa version définitive est la suivante :
L’adjectif en tout état de cause, succède à la partie de substantivation accomplie dans le temps opératif mis à sa disposition pour son accomplissement par le mécanisme de la langue (11.V.47c, ff. 7-14)
4. On peut aussi discuter du jeu de ce mécanisme en terme de pénétration de l’adjectif à l’intérieur de la substantivation. Cette pénétration se manifeste par un changement de place, parfois accompagné d’un changement de sens et parfois même par quelques indices graphiques de lexicalisation.
Le schéma suivant propose une pénétration proportionnelle à la perte de la sémantèse consciente de l’adjectif :
Figure 12
La diminution de la résultativité que l’on observe en parcourant le schéma de haut en bas de R2 à R, correspond à l’intégration croissante de l’adjectivation à la substantivation.
On peut mesurer le décalage qui sépare la résultativité adjective obtenue en R2 de la résultativité substantive obtenue en R1. R2 livre la résultativité adjective non diminuée, c’est donc l’adjectif dans son sens plein – une victoire éclatante, une histoire merveilleuse – et en postposition. Nous avons ensuite avec Ra2 la perte d’un quantum de résultativité d’adjectivation – c’est l’adjectif antéposé, sans changement de sens évident, une variation formelle, cinétique de mode de pensée (une éclatante victoire / une merveilleuse histoire). Rb2 produit une résultativité qui tend vers la moitié de l’entier – c’est le cas de la belle femme, la grande maison – on forme alors des catégories lexicales, comme disent certains. Avec RC2 la résultativité tend vers zéro, il s’agit des cas de « coalescence très forte » – un brave homme, un petit pois… Enfin, l’adjectivation se situe entièrement dans le champ de la substantivation, Rd2 précède R1, la résultativité substantive. Ce moment théorique correspond à une réalité observable, celle de sage-femme et gentilhomme où l’adjectif se présente lié à une valeur qui a existé historiquement mais qui n’a plus cours aujourd’hui.
5. Afin de vérifier l’intérêt de cette théorie, j’ai tenté d’observer le changement de sens lié au changement de place de l’adjectif. La loi de Guillaume nous laisse le soin d’expliciter davantage ce qui, dans les signifiés matériels particuliers et dans la visée de discours, règle la survenance de l’adjectivation ou encore la suspension de la substantivation aux fins d’intégration de l’adjectivation. Le changement de place peut s’expliquer mécaniquement et Guillaume dit d’ailleurs que ce qu’il y a de psychomécanique, c’est le mécanisme de la qualification offert par la langue, et que les rapports a priori basés sur l’attirance et la non-attirance entre les sémantèmes sont des faits « psychologiques ». Cette remarque appelle sans doute des réserves. Il y a dans ce « rapport sémantique » une certaine ambiguïté qui demande à être levée.
De façon très générale, le rapport sémantique peut ou peut ne pas s’instituer, selon les sémantèmes en présence. S’il y a rapport de non-attirance soit pour le substantif-procès, soit pour le substantif-résultat, l’adjectif aura une place fixe. Si, au contraire, ce rapport en est un d’attirance et pour le substantif-procès et pour le substantif-résultat, l’adjectif aura une place mobile. Comment se représenter cette « attirance » ? Dans ses nombreuses analyses de faits de discours, Guillaume argumente de deux façons. Il commente le rapport sémantique institué lors de la qualification immanente (en saisie précoce et médiane) en parlant d’adverbialisation et de dématérialisation, la première étant en fin de compte un sous-cas de la seconde. Je m’en tiendrai ici à la dématérialisation. Il s’agit d’une opération qui a pour résultat d’empêcher que le mot porté en discours ne se présente avec sa charge notionnelle entière. Guillaume dira qu’elle consiste à ne pas retenir un « certain quantum de matière ». Cette opération est dite aussi de « matérialisation » si elle est reconstituée dans son déroulement opératif pendant l’acte de langage, plus précisément pendant l’idéogénèse, opération de discernement de la matière notionnelle. C’est cette opération que présentent les deux schémas suivants :
Figure 13
Figure 14
6. Pour l’étude de la sémantèse adjective dans le cadre du rapport sémantique qui nous intéresse ici, deux hypothèses semblent possibles :
- La première nous amènerait à poser que l’adjectif n’a qu’un logiciel d’idéogénèse, toujours parcouru entièrement, et que ce n’est qu’en syntaxe qu’un sens différent peut se dégager au résultat, selon l’usage fait du mécanisme de la qualification (Fig. 13). Prenons l’adjectif vieux par exemple dans les syntagmes un vieux joueur et un joueur vieux. Puisque l’adjectif antéposé est incident au substantif-procès, on doit poser que, dans un vieux joueur, il sera incident à autre chose dans le substantif que lorsque, postposé, comme dans un joueur vieux, il est incident au substantif-résultat. Dans un vieux joueur, vieux serait dit de « l’activité de jouer », il a un comportement adverbialisant, nomme une modalité du procès et signifie « depuis longtemps », tandis que dans un joueur vieux, vieux serait dit de l’agent du procès « jouer », et alors il signifie « avancé en âge ». Quelle idéogénèse peut nous livrer ces deux sens : une idée très générale de durée allant au plus. Est-ce là le sens plein de l’adjectif vieux ? Son sens habituel ? Sûrement pas : l’adjectif signifie : « avancé en âge » .
Y aurait-il alors la nécessité d’imaginer une idéogénèse du syntagme puisque c’est là qu’il faudrait situer la dématérialisation signalée par Guillaume ?
- La deuxième hypothèse, celle que je développe par ailleurs, propose une étude du contenu de l’idéogénèse adjective qui se présente cette fois comme un logiciel plus ou moins parcouru selon le moment de l’incidence de l’adjectif au substantif, ce qui revient à dire selon la visée qui guide la pensée dans l’emploi du mécanisme de la qualification.
La figure ci-dessous offre une représentation du sémantisme de l’adjectif vieux vu comme un mouvement allant vers le plus (+), le maximum dans l’âge.