Réflexions sur la représentation

DE LA PERSONNE EN LANGUE

Et je trouve ici que la pensée est un attribut qui m’appartient. Elle seule ne peut être détachée de moi, je suis, j’existe, cela est certain.
(Descartes, Méditation seconde)

J’essaierai ici de décrire les diverses étapes de la représentation de la personne en langue selon un ordre qui va du plus général au particulier, la représentation de la personne se construisant progressivement au fur et à mesure que l’univers auquel elle est affrontée se construit lui-même mentalement par l’introduction en son sein d’un ordre de raison.

Je peux identifier quatre états de la représentation de la personne :

  1. Le premier état : la mise en relation de la personne et de l’univers. Au résultat, le contraste de l’espace et du temps.
  2. Le second état : la mise en relation de la personne et de l’univers contrasté en univers-espace et en univers-temps. Au résultat, la représentation ontique de la personne et sa représentation existentielle.
  3. Le troisième état : l’application du contraste de la représentation ontique et de la représentation existentielle à tout ce dont, dans l’univers, il peut être parlé. Au résultat, le partage de la sémantèse entre le plan nominal et le plan verbal.
  4. Le quatrième état : la mise en relation de la personne et de l’acte d’interlocution. Au résultat, le pronom je, source de la déclinaison ordinale de la personne.

1. La mise en relation de la personne et de l’univers

La représentation de la personne a sa source, dans la langue, à un face-à-face, un vis-à-vis qui est celui du sujet pensant et de l’univers auquel il est affronté. L’univers, c’est tout ce qui est pour l’homme objet d’expérience mentale, tout ce dont il peut vouloir parler.

De toutes les expériences dont l’homme peut vouloir parler, il en est une, bien singulière, qui est celle du langage lui-même. Car l’homme a l’expérience de son propre langage. Comment l’univers doit-il être conçu pour pouvoir loger en son sein l’expérience qu’est le langage ?

Le langage est un phénomène qui, en l’univers, a pour lieu la pensée humaine. Et pour que le langage existe dans l’univers, il faut que l’univers soit conçu de façon telle qu’il soit possible d’y loger la pensée. La pensée qui est le lieu du langage est une pensée opérante. Comment l’univers satisfait-il aux conditions nécessaires à l’opération de la pensée ? Comment l’univers doit-il être conçu pour que la pensée s’y voit agissante ?

Gustave Guillaume a écrit que du face-à-face de la pensée opérante et de l’univers résulte le partage de l’univers en univers-espace et univers-temps :

« Les notions d’espace et de temps procèdent dans l’esprit humain des conditions primordiales de rapport de la pensée pensante et de la pensée pensée. » (G. Guillaume, leçon inédite du 23.11.1950 B, p. 2)

L’espace est le lieu dans lequel la personne se définit en tant qu’être et le temps est le lieu dans lequel la personne verse son existence. L’existence de la personne dans le temps est la condition nécessaire de tous ses comportement, y compris son comportement langagier. Sans le temps, il n’y aurait pas de langage. On ne peut se donner une représentation de l’opérativité de la pensée qu’en se donnant une représentation du temps qui porte cette opérativité.

L’acte de langage a pour lieu d’existence un être dont l’appartenance à l’univers ne peut pas seulement se définir en terme d’espace. Pour que le langage soit, il faut que l’être qui en est le sujet agisse dans le temps. Cette nécessité détermine les conditions de représentation de l’univers qui apparaît ainsi partagé en univers-espace et univers-temps.

2. La personne en relation avec l’espace et le temps

2.1 L’être et l’existence

C’est au plus près du singulier, devant un objet de pensée concret, et surtout devant cet objet de pensée tout à fait inévitable qu’est le moi, que l’ordination des notions d’être et d’existence est le mieux sentie :

« La différence qui sépare les notions d’être et d’existence est sensible dans le langage. Je suis, corporellement, par grandeur et jeu dimensionnel intériorisé, un être ; je ne suis pas une existence. J’ai une existence ajoutée à mon être quand je passe, par un subjectivisme mécanique obligé, de la condition de finitude, conservant en elle le jeu dimensionnel de base, à la condition de définitude répudiant ce jeu dimensionnel, et lui substituant la non-dimension en tous sens de la figuration ponctuelle. » (G. Guillaume, Leçon inédite du 26.2.1948 B, p. 17)

« La notion d’être emporte avec soi la représentation dimensionnelle d’une grandeur. La notion d’existence transcende cette représenta­tion, l’outrepasse, ne la retient pas. Un petit être n’est pas moins existant qu’un grand et un grand, plus existant qu’un petit : l’existence en eux est égale. » (G. Guillaume, Essai de mécanique intuitionnelle, Boîte 11, dossier II, liasse D, p. 17)

Le sujet pensant, voulant se donner une représentation de sa présence dans l’univers mental qu’il voit en pensée, oppose l’extrême étroitesse de sa personne à l’étendue infinie de l’univers. Le symbole de l’étendue infinie, c’est la ligne, et le symbole de l’étroitesse extrême, c’est le point. Le sujet se contemplant lui-même dans l’univers contemplé insère l’étroitesse de sa personne au sein de cet univers.

La place qu’occupe le sujet pensant au sein de l’univers devient le discriminant des deux infinitudes, celle de l’espace et celle du temps. Car si le sujet pensant se conçoit d’abord comme un être qui appartient à l’univers-espace, s’ajoute à cette concevabilité première de lui-même celle de l’opérativité de sa pensée dans le temps et des conditions nécessaires à cette opérativité. L’existence du sujet dans le temps est la condition qui rend possible en lui le langage.

Au plus près de l’expérience, le temps est un substrat de comportement ouvert devant les finitudes préalablement discernées dans l’espace. Le premier comportement d’une finitude, c’est son existence même :

« Une chose, existante, peut être conçue immobile dans l’espace et néanmoins appartenir au temps, au titre de son existence – exister, fût-ce dans l’immobilité, étant un comportement. » (G. Guillaume, Leçon inédite du 18.3.1948 B, p. 22)

Une finitude est parce qu’elle a une grandeur qui intériorise un jeu dimensionnel. Elle existe par présence ponctuelle dans un univers formellement adéquat.

2.2 La discrimination de l,espace et du temps

Le discriminant de l’espace et du temps, c’est la personne insérée entre ces deux infinis et les deux aspects qu’elle prend en successivité immédiate, selon qu’elle est considérée appartenir à l’espace ou être versée au temps. De cette double représentation, la langue porte témoignage dans le système des pronoms personnels où se révèle, dans la successivité immédiate des pronoms moi et je, l’opposition de la représentation ontique de la personne et de sa représentation existentielle.

S’il faut chercher un discriminant entre l’espace et le temps, c’est du côté du fini qu’il faut se tourner. La pensée trouve ce discriminant dans la relation qui s’établit entre la personne et l’univers, la personne étant tantôt considérée appartenir au mouvement par lequel elle s’extrait de l’espace ou bien appartenir au mouvement par lequel elle s’intrait au temps.

2.3 Le tenseur binaire

Le mécanisme génétique en présence duquel nous met la discrimination de l’espace et du temps est un mécanisme de successivité :

« Et si les choses sont obligatoirement perçues avoir réalité et dans l’espace et dans le temps, c’est que l’esprit prend les choses, en successivité immédiate, sous leur condition substantielle de finitude et sous leur condition simplement existentielle de définitude. De ces deux conditions, celle substantielle de finitude, appartenant à l’espace, et celle existentielle de définitude, appartenant au temps, la langue a traduit la séparation dans la distinction qu’elle fait de l’être et de l’existence. » (G. Guillaume, Leçon inédite du 26.2.1948 B, p. 16)

C’est là un fait profond d’ordination notionnelle. La successivité obligée de l’espace et du temps est liée au mécanisme de puissance de la pensée humaine : le tenseur binaire. Ce mécanisme comporte deux tensions : la première prenant son départ à l’espace et aboutissant, à travers le fini ontique, au fini existentiel, et la seconde prenant son départ au fini existentiel et aboutissant au temps.

2.4 L’export du côté de l’espace et l’import du côté du temps

La mise en relation de la personne et de l’espace est accomplie au moyen de la tension I. Le mouvement porteur de la genèse de la représentation ontique de la personne est un mouvement d’export.

La mise en relation de la personne et du temps est accomplie au moyen de la tension II. Le mouvement porteur de la genèse de la représentation existentielle de la personne est un mouvement d’import.

La personne a pour lieu de définition le seuil qui sépare l’export de l’import. Ce seuil pouvant être saisi dans son en deçà ou dans son au-delà, il en résulte pour la personne la possibilité de se situer soit en tension I, soit en tension II. Lorsque la personne est conçue dans son appartenance à la tension I, elle se définit dans son être. C’est sa représentation ontique. Lorsque la personne est conçue dans son appartenance à la tension II, elle se définit dans son existence. C’est sa représentation existentielle.

La successivité des mouvements d’export et d’import est liée au mécanisme de puissance de la pensée humaine. G. Guillaume en souligne le caractère inévitable :

« À l’export, qui retire de l’univers, succède inévitablement l’import, qui rend à l’univers ce qu’on lui a retiré. Inéluctable est le moment révolutif où le retrait s’inverse en restitution, rien ne pouvant être définitivement soustrait à l’univers. De là, entre l’export et l’import, un seuil considéré ad libitum comme étant le dernier instant de l’export ou bien le premier instant de l’import. » (G. Guillaume, Essai de mécanique intuitionnelle, Boîte 11, dossier II, liasse D, p. 39)

3. La discrimination du plan nominal et du plan verbal

L’inclusion de la personne dans l’univers du représenté permet la discrimination de l’espace et du temps. C’est un acquis de mécanique intuitionnelle qui conditionne toute l’architecture de la langue. De la position relative qu’occupe la personne par rapport à l’espace et au temps résulte le partage de sa représentation entre l’ontique et l’existentiel.

C’est par le mécanisme des deux tensions que ces deux représentations sont obtenues, l’ontique se définissant en pensée grâce au mouvement d’export qui en porte la genèse mentale, et l’existentiel, grâce au mouvement d’import. Ce que livre donc la représentation de la personne en langue, ce n’est pas seulement un résultat, mais un outil de représentation, un analyseur mental dont la puissance d’application peut s’étendre à tout ce dont il est possible de parler en agissant comme un filtre qui partage l’expérience humaine selon son lieu d’appartenance dans la langue, le lieu de sa genèse mentale : la tension I d’export ou la tension II d’import :

« … En l’état actuel de la pensée commune française, que réfléchit la structure de la langue française, il est fait usage du nom quand le locuteur éprouve en lui, relativement au substrat considéré, le sentiment d’export ; il est fait usage du verbe, <par entendement>, quand, relativement au substrat considéré il éprouve un sentiment d’import. Se servir d’un verbe, c’est en appeler à l'<impression> d’un import dans le temps de quelque chose qu’il est habile à porter (et qui n’est pas une partie de lui-même). Se servir d’un nom, c’est en appeler à l’intuition d’un export relativement au substrat <considéré>, espace ou temps, de quelque chose qui en retient à son bénéfice une fraction. C’est le cas de toutes les finitudes d’espace : elles incorporent, pour être, un espace prélevé par émergence sur l’espace infini. » (G. Guillaume, Essai de mécanique intuitionnelle, Boîte 11, dossier II, liasse D, p. 52)

Parvenir à distinguer l’ontique et l’existentiel, c’est être en possession d’un analyseur mental puissant. L’application de ce contraste à l’ensemble du pensable partage la sémantèse entre le plan du nom et le plan du verbe.

3.1 La compétence de saisie de la catégorie nominale

Le langage ne nous permet pas seulement de dire notre expérience vécue, il nous permet, préalablement, de concevoir cette expérience de façon à la rendre dicible. Au nombre des instruments de concevabilité qui nous permettent de nous donner une représentation de notre expérience figure le contraste de l’ontique et de l’existentiel. Ce contraste permet au locuteur d’analyser les impressions multiples que suscite en lui l’expérience du réel et d’opérer un premier découpage de ce complexe impressif. De cette analyse résulte l’appel fait en discours soit à la catégorie nominale, soit à la catégorie verbale. Quelles sont donc les impressions qui provoquent en nous le recours soit à la catégorie du nom, soit à la catégorie du verbe ?

L’emploi de la catégorie nominale n’est pas limité à la désignation de ce qui relève impressivement de l’espace. Nous en avons une preuve dans le fait que des réalités qui sont d’ordre purement temporel sont désignées à l’aide d’un substantif. Tel est le cas du mot heure. Une heure, c’est une portion limitée de temps prélevée sur le temps lui-même. Tel est le cas du mot année et celui du mot siècle aussi. Ce ne sont donc pas seulement des objets matériels éveillant en nous une impression d’espace comme une maison, un livre, un arbre, etc. qui seront rendus en phrase par un substantif. Toute finitude qui retient en elle une portion de l’univers dont elle s’extrait, que cet univers soit l’espace ou le temps, est exprimée, en phrase, par un substantif.

La compétence de la catégorie nominale s’étend à tout ce qui se définit en pensée par émergence, sur le fond d’un substrat illimité, d’une étendue limitée gardant en elle le régime dimensionnel du substrat dont elle émerge, que ce substrat intuitionnel soit l’espace ou le temps :

« La catégorie nominale ne se rapporte donc pas expressément dans la langue aux êtres d’espace, mais à tout ce qui reçoit son être, d’où qu’il soit pris, d’une opération dont le mécanisme est l’émergence, sur le fond d’une étendue, d’une partie limitée d’elle-même. » (G. Guillaume, Essai de mécanique intuitionnelle, Boîte, 11, dossier II, liasse D, p. 8-9)

« Ceci nous conduit à analyser avec rigueur la relation linguistique de l’espace et du nom. Elle n’est pas, ainsi qu’on vient de le voir expérimentalement, une relation fondée sur le lieu de discernement des êtres : espace ou temps, mais une relation fondée sur la présence dans l’esprit d’une opération soustractive selon laquelle il est abstrait, retiré, d’une extensité totale subsumante indéterminée (espace ou temps indifféremment) une étendue limitée de même nature. » (G. Guillaume, Essai de mécanique intuitionnelle, Boîte 11, dossier II, liasse D, p. 54)

3.2 La compétence de saisie de la catégorie verbale

Ce n’est pas parce que l’extension dimensionnelle d’une notion se produit dans le temps qu’elle est représentée en langue dans le plan du verbe. Nombreuses sont en effet les notions discernées en pensée dans le temps qui sont rendues sous la forme substantive. Citons, par exemple, les notions d’attente, de soupir, de marche. Il suffit d’adjoindre l’adjectif long à ces notions pour voir leur extension dimensionnelle se produire dans le temps : une longue attente, c’est une attente qui dure longtemps, et il en va de même d’un long soupir ou d’une longue marche. Même si ces notions ont pour substrat intuitionnel de discernement l’univers-temps, elles sont catégorisées sous la forme substantive parce que le mouvement de pensée qui en porte la genèse est le mouvement d’export.

Le verbe n’est pas chargé de signifier le mouvement d’export mais le mouvement d’import au temps :

« Un mot qui emporte avec soi l’idée d’un prélèvement sur le temps, par exemple heure, reçoit du fait qu’il représente mécaniquement un export, la forme substantive grammaticalement chargée de signifier ce mouvement ; mais un mot emportant l’idée, non pas d’une étendue de temps prélevée sur le temps, mais celle de la version au temps de quelque chose dont on attend là l’accomplissement, prend, non pas la forme nominale chargée de signifier, relativement à l’univers, univers-espace ou univers-temps, un export, mais la forme de verbe, chargée de signifier le mouvement d’import au temps de quelque chose dont il va être le lieu d’existence. » (G. Guillaume, Essai de mécanique intuitionnelle, Boîte 11, dossier II, liasse D, p. 48)

Le nom et le verbe désignent des mouvements de pensée antagonistes : retirer et mettre, l’export et l’import :

« Aussi longtemps que le locuteur a le sentiment – porte en lui l’intuition – de ne pas avoir encore quitté l’export, son choix se porte sur le nom ; et dès qu’il a le sentiment – porte en lui l’intuition – d’être déjà engagé dans l’import, son choix se porte sur le verbe. » (G. Guillaume, Essai de mécanique intuitionnelle, Boîte 11, dossier II, liasse D, p. 39)

Le nom et le verbe sont des catégories d’entendement formelles dont le discriminant appartient à l’univers intra-mental de la représentation et des outils de représentation dont la pensée a su se doter pour se donner à elle-même une concevabilité de mieux en mieux subsumante de l’univers extra-mental auquel elle est affrontée.

3.3 La personne et la sémantèse nominale

L’être conçut de la façon la plus générale qui soit est ce qui occupe une étendue limitée dans l’étendue infinie de l’univers. Tout sémantème nominal implique la représentation de l’être et implique donc, par conséquent, la représentation d’une étendue limitée prélevée sur l’étendue infinie de l’univers. C’est le contenu de caractérisation notionnelle du sémantème nominal qui, étant mis en relation avec l’espace ou le temps infinis, y délimite une étendue restreinte, laquelle apparaît être, s’il s’agit d’un substantif, le lieu occupé en propre par la notion nominale dans l’univers du pensable, la portion d’univers dont le sémantème est la représentation en langue.

C’est parce que le substantif emporte avec soi la représentation d’une étendue limitée et qu’il intériorise son support que son régime d’incidence est celui de l’incidence interne. La représentation de la personne qu’on trouve dans le substantif est celle de la portion d’univers à laquelle il renvoie.

L’incidence de l’adjectif est externe parce que, bien qu’il implique la représentation d’une étendue limitée, il n’intériorise pas la représentation de son support. Le contenu de caractérisation notionnelle d’un adjectif ne suffit pas à délimiter dans l’univers du pensable un lieu qui soit le sien propre.

3.4 La personne et la morphogénie nominale

La sémantèse nominale nous donne une représentation de la nature du support du substantif ou de l’adjectif ; ce support est une étendue finie qui est interne à la sémantèse dans le cas du substantif et externe dans le cas de l’adjectif.

La morphogénie nominale ajoute à cette représentation première du support du nom en définissant de mieux en mieux les modalités de son extension dimensionnelle au moyen des formes vectrices de genre et de nombre. Le nombre met en cause le contraste de l’extension continue ou discontinue. Le genre met en cause le contraste de l’espace immanent ou transcendant.

La morphogénie nominale comporte de plus une représentation abstraite de la fonction ou du rôle joué par l’étendue dimensionnelle limitée préalablement définie par la sémantèse du nom. Le sémantème est un apport de signification qui est mis, au moment de l’acte de langage, au moment du dire, en rapport avec son support, le support étant l’être ou la chose dont le mot se dit. La mise en relation de l’apport et du support est une des conditions d’existence du langage. Pour être, le langage doit en effet satisfaire à la condition de disance, c’est-à-dire faire qu’au résultat quelque chose soit dit de quelqu’un ou de quelque chose. Tout mot prédicatif doit, en langue, prévoir son régime de dicibilité, les conditions dans lesquelles l’apport de signification qu’il constitue sera mis en relation avec un support. La morphogénie nominale comporte une représentation du support de la prédicativité du mot, une représentation de ce dont le mot peut se dire. C’est à ce titre que la personne accuse sa présence dans la morphogénie nominale : elle est la représentation abstraite du support de la prédicativité du mot.

3.5 La personne et la sémantèse verbale

Le sémantème verbal n’intériorise pas la représentation de son support. Tout au contraire, c’est en écartant hors de sa sémantèse la représentation de l’étendue dimensionnelle pour ne conserver que la représentation de l’existence ponctuelle dans le temps qu’une notion appelle à soi, pour entendement catégorisateur, les formes vectrices verbales.

Il peut être intéressant d’observer, à ce propos, ce qui se passe dans le cas de paires symétriques substantif/infinitif comme marche/marcher, course/courir, attente/attendre, souffrance/ souffrir, etc. Les notions de course, de marche, d’attente, de souffrance sont des notions dont le substrat de discernement est l’univers-temps. Leur lieu de discernement dans l’univers du pensable est le temps. Or le temps est par nature adimensionnel, mais il emprunte à l’espace son attribut le plus important en mécanique intuitionnelle, la propriété qui le rend représentable en soi : sa dimensionnalité. Promouvoir le temps à la représentabilité, c’est lui conférer au moins une dimension, exigence minimale à laquelle il est satisfait dès le moment où le partage de l’univers en univers-espace et univers-temps est accompli :

« Le temps sous première spatialisation est unidimensionnel. Or, si, dans le temps unidimensionnel, on prélève un événement considéré unidimensionnel aussi, la désignation de cet événement prendra la forme d’un nom. Par exemple : une longue course. Le mot course est ici représentatif d’un événement dont le développement unidimensionnel s’inscrit dans le temps linéairement, et donc unidimensionnellement, entre deux points. » ( G. Guillaume, Leçon inédite du 23.4.1948 B, p. 19.)

Les notions de course, de marche, d’attente et de souffrance sont des notions discernées dans le temps, unidimensionnel, et elles représentent une portion d’étendue limitée, elle-même unidimensionnelle, prélevée par émergence hors de l’univers du pensable, l’univers du pensable ayant fait l’objet d’un partage préalable en univers-espace et univers-temps par l’insertion en son sein de la personne.

Mais l’entendement catégorisateur de ces notions est nominal parce que la représentation de leur extension dimensionnelle n’outrepasse pas la représentation dimensionnelle de leur substrat d’origine. Aller plus avant dans la spatialisation du temps, c’est s’engager dans la chronogénèse, quitter l’export pour l’import, transition dont l’infinitif marque l’accomplissement. Courir, marcher, attendre, souffrir signifient l’import au temps d’une notion qui en épouse la variation chronogénétique :

« Le verbe courir – et c’est par là qu’il est verbe – emporte avec soi, dans sa conjugaison, une spatialisation du temps comportant plus d’une dimension, en fait trois : le temps achevant sous le verbe sa spatialisation. On se trouve ainsi avoir enfreint la condition d’égalité dimensionnelle qui fait le nom. En effet, le verbe pris ab initio dans le temps unidimensionnel, sous spatialisation première à une seule dimension, s’y développe, s’y conjugue dans le cadre d’une spatiali­sation à n dimensions ; d’où il suit que la finitude considérée, la notion verbale considérée, emporte avec soi plus de dimensions que le substrat d’origine. Il y a ainsi une inégalité de jeu dimensionnel d’un genre particulier, qui est à l’origine du verbe tel que nos langues en déterminent la catégorie » (G. Guillaume, Leçon inédite du 23.4.1948 B, p. 19-20)

Pour que le verbe existe, il faut que la notion épouse la variation chronogénétique du temps auquel elle est versée :

« L’existence du verbe requiert que l’idée versée au temps en épouse moment par moment la variation chronogénétique. Le verbe n’existe qu’en conséquence de cette condition satisfaite. Or, y satisfaire, c’est accepter que l’idée versée au temps s’y présente morcelée en plusieurs états d’elle-même qui ne représentent pas sa variation propre, mais la variation génétique du temps auquel, par import, elle est référée, autrement dit les moments consécutifs d’une genèse systématique du temps dénommée, dans nos ouvrages, chronogénèse » (G. Guillaume, Essai de mécanique intuitionnelle, Boîte 11, dossier II, liasse D, p. 44-42)

La spatialisation unidimensionnelle du temps est une opération qui succède immédiatement à la discrimination intuitionnelle de l’univers-espace et de l’univers-temps, opération accomplie bien avant que ne s’engage la chronogénèse. La chronogénèse se développe à partir de ce résultat premier en étendant et complexifiant la spatialisation du temps jusqu’à l’obtention d’une représentation qui comporte les trois dimensions formelles de l’espace. La pensée, visant à se doter d’outils de représentation, abstrait hors de l’espace les trois dimensions qu’il comporte en soi et les réemploie à la construction de l’espace imaginaire qu’est le temps chronogénétique.

3.6 La personne et la morphogénie verbale

L’import au temps chronogénétique de la notion verbale est lié à la présence de la représentation de la personne dans la morphogénèse du verbe. La personne qui est représentée dans la morphogénie du verbe est une personne qui est externe à la sémantèse. Elle joue le rôle de support du comportement désigné par la notion verbale. Cette personne est d’un type particulier : c’est la personne humaine, le moi pensant :

« On se trouve en présence de l’opération selon laquelle une finitude – la personne humaine en particulier – existante spatialement, par ce qu’elle prélève d’espace à son bénéfice, est versée au temps, au préjudice duquel elle n’opère aucun prélèvement.» (G. Guillaume, Leçon inédite du 15.5.1952 A, p.3)

Pour que le moi pensant soit versé au temps, il doit se présenter en refus d’extension spatiale :

« Pour pouvoir être versé dans le temps, un être d’espace doit, préalablement, se présenter à l’esprit en refus d’espace, autrement dit, sous un état adimensionnel. » (G. Guillaume, Leçon inédite du 15.5.1952 A, p. 5)

Les désinences du verbe incorporent une représentation existentielle de la personne. Sans cette incorporation, le verbe n’existerait pas tel qu’il existe en français :

« Une des itérations du système de la langue au-dedans de lui-même est de voir le pensable sous le rapport du contraste des structures et des comportements. Une expression supérieure de ce contraste, c’est l’espace et le temps. Aux origines, le problème psychique s’est obligatoirement posé de référer le comportement à la structure, de franchir le seuil qui les sépare. Il y a des raisons sérieuses de penser que pour le franchissement de ce seuil, le pronom a été l’outil choisi. Or, le pronom chargé de ce franchissement de seuil a été existentiel, non pas ontique. Le pronom ontique est un refus de franchissement. Les pronoms ontiques maintiennent l’esprit en structure. Pour gagner le comportement, il faut des pronoms d’une espèce particulière – existentiels. Aux origines, il y aurait donc eu invention large de pronoms existentiels endothétiques, incorporés au verbe, au vocable promu verbe par cette incorporation. » (G. Guillaume, Leçon inédite du 5. 6. 1952 A, p. 30)

Conclusion

Le rôle que joue la catégorie de la personne dans le discernement des notions est fondamental. La catégorie de la personne est un instrument de saisie de tout le pensable. Tout ce dont il peut être parlé est rapporté à cette catégorie. Elle est le discriminant du plan du nom et du plan du verbe. En effet, c’est parce qu’il incorpore une représentation existentielle de la personne que le verbe est vraiment verbe et c’est parce qu’il incorpore une représentation ontique de la personne que le nom est vraiment nom.

La personne est à la base du discernement le plus fondamental qui est accompli en pensée, discernement qui conditionne la structure des langues indo-européennes : le partage de l’univers en univers-espace et univers-temps. « Que sont l’espace et le temps ? Que signifie dans l’esprit humain leur contraste ? Ne serait-il pas un témoignage de ce qu’est le face-à-face de l’homme, de l’homme pensant, et de l’univers ? » (G. Guillaume, Essai de mécanique intuitionnelle). Le face-à-face de la personne humaine et de l’univers dont elle veut parler est un inévitable absolu. La représentation de ce face-à-face n’est pas obligée et elle n’est pas nécessairement accomplie dans toutes les langues. Mais là où elle a lieu, comme c’est le cas en français, elle livre une catégorie qui est double, la personne se définissant d’abord dans son être, puis dans son existence.

L’idée d’existence est en pensée profonde indissolublement liée à l’idée du temps, tout comme, par ailleurs, l’idée d’être est indissolublement liée à celle de l’espace. Tout ce qui est représenté comme un nom dans la langue reçoit son être d’un mouvement de pensée qui le détache d’un univers-espace auquel il ne cesse pourtant pas d’appartenir, car il retient en lui, par son étendue, une portion, grande ou petite, de l’espace d’où il provient. Tout ce qui est représenté comme un verbe abolit cette représentation d’étendue interne pour ne retenir que la représentation de l’existence dont la durée s’étale dans le temps. Selon que le sujet pensant se conçoit comme un être appartenant à l’espace ou comme le possesseur d’une existence qui dure dans le temps, il a de lui-même une représentation qui est soit ontique, soit existentielle.